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OUT/FLASH-BACK

Cher Lucas,

Je sais pas par où commencer tellement il y a de choses à raconter. 

Rien que cette dernière semaine, depuis que j’ai quitté Cairns, ça a duré une décennie. J’ai fait des rencontres improbables, vibré devant les teintes vermeilles et ocres des couchers de soleil de l’outback australien, sué sous la chaleur humide, fuit l’arrivée des pluies et d’un cyclone, traversé des routes inondées, poussé la moto en panne d’essence sous des trombes de flottes à 3 bornes du servo (station essence en Australie).

Depuis Cairns, je suis maintenant arrivée à Mungerannie Hôtel, à 315 kilomètres au sud de Birdsville sur la fameuse Birdsville Track, qui n’est au final qu’une gravel road défoncée par les roues des 4×4. J’ai quitté le Queensland pour l’état du South Australia. De Normanton jusqu’ici, partout, au milieu de nulle part. Tout semble reculé du monde. Des hectares de plaines sans une âme alentours, quelques vaches qui stoppent leur mastication sur mon passage et hésitent à partir au galop au bruit du moteur, des émeus qui s’agitent dans tous les sens sur le bord de la route, et ici et là, un bled avec une station essence, qui fait hôtel, pub, poste, épicerie, garage… l’outback ! 

L’autre jour, j’ai coupé court depuis Cloncurry vers Boulia en évitant la seule grande ville du coin, Mount Isa. Pourtant j’aurai bien eu besoin de me ravitailler en nourriture, en bouteille de gaz mais quand j’ai vu cette petite route couper l’autoroute indiquant ma destination finale du jour, j’ai pas pu m’empêcher. Tant pis pour les courses. J’ai roulé sur cette route mi bitume mi dirt pendant quelques heures, au milieu des plaines, des collines et de la végétation basse et touffue. Certains passages étaient coupés par les rivières à cru qui enjambaient la voie et je prenais un plaisir particulier à couper le courant avec mes roues, ouvrir une brèche dans l’eau et éclabousser tout autour de moi. C’est toujours un peu la surprise, la chaleur fait miroiter à l’horizon des plaques d’huile sur le bitume, et parfois je réalise à la dernière seconde qu’il s’agit bel et bien d’une grande flaque d’eau qui stagne sur la chaussée, une fois j’ai bien failli me vautrer en arrivant comme une flèche dans l’une d’elle. Je profitais donc du paysage, de la solitude, la route pour moi et j’écoutais une playlist de tubes des années 2000. Ne me juge pas. Seul celui qui roule des heures et des heures durant sur des lignes droites australiennes peut comprendre le désespoir musical dans lequel tu te retrouves parfois pour stimuler ton cerveau endormi. Bref, je m’époumonais joyeusement dans le casque quand d’un coup des larmes me sont venues des entrailles de l’enfance. La musique avait convié la gamine pré-adolescente que j’étais alors en 2000.  

J’étais en 6 ème 2 et ma professeur principale s’appelait, disons, Mme G. Je venais à peine de commencer le collège et mon père, ma sœur et moi avions emménagé avec sa nouvelle compagne et ses enfants. Je peinais à suivre le rythme en cours et peu de temps plus tard, nous allions nous apercevoir que je n’y voyais pas à 3 mètres sans une paire de lunettes. Mme G, lors d’une rencontre parent-prof avait demandé à ma mère si tout allait bien à la maison, qu’elle me trouvait très sombre, peut-être même déprimée, mais je ne saurais pas dire les termes exactes avec lesquels elle s’était exprimée auprès de ma mère à l’époque. Ma mère avait été très surprise de cette question car elle me savait complètement délurée à la maison, à courir et débiter des âneries sans arrêt.  Mais moi je savais. Je savais que le collège marquait la fin de l’enfance. Je l’ai su dès les premiers jours, quand dans la cour de récré, un garçon est venu me demander la marque de mon manteau, prétendant vouloir s’acheter le même et ricanant avec sa bande de potes tandis qu’il agrippait déjà l’étiquette de ma doudoune toute neuve des aubaines de La Redoute. Je l’ai su quand dans les couloirs j’ai entendu les jolies filles se moquer des laidrons, vu les garçons faire les minauds pour impressionner les jolies filles et les laidrons raser les murs pendant les cours d’EPS priant pour que la prof les oublient. J’ai su, inconsciemment, que ça allait être une longue attente avant de pouvoir être à nouveau soi. Et à cela allait s’ajouter très rapidement la fixation obsessionnelle des adultes avec l’idée de carrière, de réussite et de résultats scolaires, leur besoin absurde de déterminer qui veut faire quoi à coup de questionnaires d’orientation – in situ – qui veut être qui. Et là mes gamins, faut pas se louper, parce que c’est pour toute la vie ! 

Vers 11 ans, quelque chose dans le fond de ma poitrine encore un peu chétive et pas formée, s’est brisé.  Mais parce que le pouvoir de l’enfance est une chose incommensurable, j’ai navigué comme tout autre dans le brouhaha du collège. J’ai fait mon bout de chemin… jusqu’aux crises d’angoisse au beau milieu des cours, dans le bassin de la piscine, sur la piste cyclable en allant au lycée. Migraines et maux de ventres sur les bancs de l’université, crise de panique et spasmophilie en pleine conférence. 22 ans, étudiante et dépressive. Angoissée de la vie même. Persuadée d’être bonne à rien et incertaine sur tout. Le fruit parfait d’une génération estampillée label « réussite ». Quand il faut fissa cocher la case de qui l’on veut devenir et qu’on ne nous a pas même laissé juste être. Le fruit se gâte sous la pression, j’ai craqué. 

J’étais donc sur ma moto, beuglant des bribes de paroles un peu ringardes, mais dans cette chanson c’était tout ça qui résonnait. Car la musique est toujours ce qui accroche en toi le précieux, le caché, ce qu’ils n’auront pas de toi, ton intimité. Et sur cette moto, au beau milieu de fucking nowhere dans l’outback australien, à 20 000 kilomètres d’où je viens, c’est cette Fanette de 11 ans qui chantait comme une cinglée. 

Tout ce que je te raconte là, c’est une seconde à peine. Et quand j’ai entendu dans ma voix cette gamine encore prépubère crier la vie et la simplicité du bonheur, j’ai éclaté. De grosses larmes chaudes ont roulé sous la visière. Quelque chose hors du temps venait de se passer. A 32 ans, le cul sur la bécane, ne souhaitant pas être ailleurs, ni faire autre chose en cet instant précis, la brisure venait d’être colmatée. J’ai senti cette faille s’emplir avec une immense douceur. La sensation d’avoir tenu les promesses qu’enfant je m’étais faites et que la vie telle que l’on nous l’apprend, m’avait fait oublier. 

Oser. Oser sans avoir peur de demain. 
Être. Être sans chercher à devenir quelqu’un. 
Chanter. Et puis aimer … car aimer c’est ce qu’il y a de plus beau ! Aimer c’est monter si haut ! Ahahaha ! 

J’espère que tu vas bien,

Je t’aime 

Fanette 

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