Cher Lucas,
Je sais pas bien quoi t’écrire, mais il faut que je ponde quelque chose ou sinon tu vas tirer la tronche. Une semaine sans te parler pour que je retrouve ma muse. Ben c’est raté. J’ai rien trouvé du tout. J’ai l’inspiration enfouie sous une montagne de bouse de vache, étouffée par une avalanche de fatigue, noyée dans une marre de café instantané. Ma main engourdie par la douleur tape maladroitement ces quelques mots.
J’ai maintenant des pognes de travailleurs. Et je les trouve belles comme cela. Calleuses, gonflées, courbaturées. Quand je les regarde, je vois les 8 derniers mois passés à travailler comme je ne l’avais jamais fait, à faire ce que je n’avais jamais fait. Je me suis battue pour rester en Australie alors que le monde se confinait, qu’il fallait “rentrer chez soi”, me suis battue pour surmonter l’harcèlement moral quotidien au travail, battue pour donner plus de poids à plusieurs bonnes personnes plutôt qu’à une seule mauvaise. Me suis battue avec des fourches de tracteur, des buggys bloqués dans la boue, des quadbikes retournés dans les virages, des clôtures et des mètres de barbelés emmêlés. Battue avec les sabots piétinants des vaches agacées, défendue contre celles qui me chargeaient ou m’aplatissaient parfaitement contre les barrières. Encore quelques jours et tout cela sera fini. Derrière moi. Aujourd’hui sera hier.
Bientôt tous les inconforts liés aux mouvements répétitifs, au travail physique et au manque de sommeil auront complètement disparus. D’ici un mois, je serai à nouveau sur le vieux continent. D’autres habitudes reprendront leurs places, les visages familiers se rappelleront à mes yeux et mon cœur s’accoutumera à la chaleur d’un vrai foyer. Mais je n’oublierai pas. Les heures de travail acharné, les fous rires solitaires jetés au vent, les coups d’œil furtif à la Voie lactée. Je n’oublierai pas les litres de sueur versés, les caresses avec mes vaches préférées. Je n’oublierai pas les sourires échangés, les larmes perdues à la fin d’une journée et les découvertes enfin retrouvées. Non, j’oublierai rien de tout ça. J’ai le cœur courbaturé d’avoir autant vécu en si peu de temps. Et putain ça fait du bien de se savoir si intensément vivant.
Bon, en attendant de ne pas oublier, il y a autre chose qui me ferait du bien, dormir quelques heures avant la traite de demain!